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ANALYSE. Si l’OCDE a gratifié le pays du titre de meilleur élève africain en matière de lutte contre les discriminations à l’égard des femmes, l’organisation appelle à faire beaucoup plus pour atteindre l’équilibre entre les hommes et les femmes.

La Côte d’Ivoire, numéro un de la lutte contre les discriminations faites aux femmes sur le continent africain. Voilà de quoi justifier une cérémonie de présentation des résultats en grande pompe ; présidée par Robert Beugré Mambé, Premier ministre ivoirien. Derrière ce chiffre gouverne le Social Institutions and Gender Index (SIGI), élaboré depuis près de quinze ans par l’OCDE et qui vise à étudier la place des femmes dans 179 pays. Le constat est sans appel, selon l’organisation économique, le pays caracole en tête avec un score de 17.3 contre une moyenne de 39.8 au niveau de l’Afrique (sur une échelle de 0 à 100 ; 0 correspondant à l’absence totale de discrimination). Sur ce plan, la société ivoirienne se trouve donc plus proche des pays membres de l’OCDE – affichant un score moyen de 15.3 – que de ses voisins continentaux. Pour accueillir la nouvelle, représentants politiques et acteurs de la société civile s’étaient donné rendez-vous dans la salle des fêtes du Sofitel Ivoire. Une délégation spécialement dépêchée à Abidjan avait également la charge de représenter le Centre de développement de cette institution renommée.

Le rapport, qui se décompose en quatre segments, couvre un large spectre de la vie des femmes ivoiriennes ; de l’intégrité physique jusqu’au niveau d’accès aux ressources financières. Toutefois, c’est essentiellement le cadre légal qui constitue le socle de la présente étude. De la sorte, lorsque les chiffres révèlent un niveau de discrimination au sein des foyers plus faible que la moyenne de l’OCDE (12,4 contre 13,6), il faut comprendre qu’aucune loi nationale ni ne réglemente, ni n’impose d’obligations spécifiques aux femmes en la matière.

Concernant le mariage, l’âge légal est désormais harmonisé à dix-huit ans révolus pour l’homme et la femme, sans possibilité d’y déroger depuis une réforme de 2019. Il en va de même pour l’accès à la propriété qui ne souffre d’aucune discrimination de genre. Selon le SIGI, l’ensemble des terres de Côte d’Ivoire serait d’ailleurs détenu par presque 40 % de femmes. Mais ces droits garantissant – a priori – une certaine égalité ne sauraient occulter un quotidien tout autre vécu par de nombreuses Ivoiriennes. La prévalence des violences domestiques sur douze mois demeure ainsi quinze fois plus élevée que dans les pays en tête de classement telle la Suisse.

Faire évoluer les décideurs

Au sujet du gap entre théorie et réalité observable, la Banque mondiale – dans un rapport publié en début d’année – résumait le paradoxe ivoirien en ces termes : « Le pays qui présente la plus grande différence entre les scores des cadres juridiques et des cadres de soutien. » Si les pratiques ont encore du mal à suivre, c’est que les choses se sont accélérées au plus haut niveau ces dernières années. Parmi les artisans de ce changement politique figure Euphrasie Kouassi Yao, Conseillère spéciale chargée du genre auprès du Premier ministre. L’actuelle titulaire de la chaire Unesco dédiée au genre et ancienne ministre de la Promotion de la femme mène depuis deux décennies le combat de l’égalité.

Au fondement de son engagement, réside un constat simple formulé au début de sa carrière, alors qu’elle était encore enseignante : « arrivées dans le monde professionnel, toutes ces jeunes filles compétentes, on ne les voyait plus ». Pour changer les mentalités, la désormais femme politique croit fermement à l’approche genre et développement qui consiste notamment à sensibiliser les décideurs. Ce travail, elle l’effectue au moyen de stages étalés sur neuf mois à destination de cadres du service public ou d’acteurs économiques de premier plan, dont 20 % d’hommes.

« Conscientiser et impliquer les hommes. À l’issue de nos formations, certains d’entre eux pleurent lorsqu’ils saisissent les inégalités de leur propre foyer », souligne-t-elle légèrement amusée. D’autres ont décidé de nommer plusieurs femmes à des postes de direction, poursuit-elle – non sans fierté – en citant l’administration des douanes. Pour accompagner sa démarche, le gouvernement compte aussi sur l’appui de chefs religieux, en témoigne l’imam Cissé Djiguiba, dont l’engagement contre les mutilations génitales a été longuement salué au cours de la présentation du rapport. « On n’en veut pas aux hommes », promet Mme Kouassi Yao, « ils sont comme enfermés dans un carré dont il faut les extraire ». Progressivement, faire en sorte de multiplier les exemples pour les générations à venir. Elle en est convaincue, la loi de 2019 qui fixe un quota d’au moins 30 % de femmes candidates aux différentes élections du pays, participe déjà à faire bouger les lignes. Bien consciente du chemin qu’il reste à parcourir, la Conseillère spéciale insiste une fois de plus sur la formation des élites : « Vous pouvez adopter des lois, mais il est plus essentiel encore de changer la mentalité de ceux qui ont le pouvoir de nommer. »

Sur le terrain, les freins socioculturels

Du côté du terrain, l’état des lieux des discriminations est plus contrasté. « Le poids des normes socioculturelles reste fort », note Louis-Séverin Adji, expert genre et inclusion sociale, dont les activités se concentrent sur la Côte d’Ivoire. En milieu rural, autour des exploitations de café et de cacao, « ce sont les hommes qui ont d’office accès aux positions avantageuses ». Les femmes continuent en pratique d’être reléguées à des tâches longues et pénibles qui accroissent le différentiel d’heures effectivement travaillées entre les deux sexes. Selon M. Adji, la situation est similaire lorsqu’il s’agit de déléguer les activités agricoles : « Lorsque l’on consent à céder une portion de terre à la femme, elle sera bien souvent cantonnée à une activité vivrière », la gestion des parcelles plus productives restant contrôlée par les hommes.

Les comptes bancaires sont également associés à une écrasante majorité masculine, bien que le chiffre soit quelque peu faussé par le très faible taux de bancarisation classique du pays. Dans le cadre de ses missions auprès du réseau international Empow’Her, l’expert ne peut que constater la prévalence masculine au niveau décisionnel, il relativise par ailleurs l’écart supposé entre espaces ruraux et urbains qui englobent des niveaux de précarité souvent similaires. Car le véritable enjeu concerne d’abord l’alphabétisation des jeunes filles, qui, depuis 2015, font l’objet d’une obligation de scolarité de 6 à 16 ans. Le taux de maintien dans le secondaire peine cependant toujours à égaler celui des garçons.

Pourtant, celui qui appartient à la première génération d’experts formés par la chaire Unesco ne peut que reconnaitre l’évolution rapide du droit des femmes en Côte d’Ivoire. Ce changement brusque de cadre de référence peut du reste occasionner des dilemmes complexes. Louis-Séverin se souvient de cette femme qui avait dû choisir entre sa vie conjugale et son ambition politique. Une situation inconcevable pour son mari qui s’était soldée par un divorce. La séparation reste à ce titre un sujet majeur d’émancipation ; « la femme paye systématiquement le plus lourd tribut. Cela est perçu comme un échec familial qui lui est sans cesse reproché », précise-t-il. Les femmes doivent aussi être des cibles prioritaires de la sensibilisation, répète-t-on parmi les acteurs du genre en Côte d’Ivoire. Comme le révèle le SIGI, les Ivoiriennes sont encore 43 % à considérer qu’un mari est en droit de frapper ou de battre sa conjointe dans certaines circonstances. « Nos États sont encore jeunes », rassérène l’expert, qui ne doute pas d’une trajectoire rapide vers l’égalité entre hommes et femmes.

D’ici là, l’avenir semble tenir aux réussites féminines que saura produire la Côte d’Ivoire, car « En Afrique, les femmes sont déjà fortes, elles sont juste invisibles », conclut Euphrasie Kouassi Yao.

Source:https://www.lepoint.fr/