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La violence sexuelle liée aux conflits est l’un des plus grands silences de l’histoire et continue d’être chroniquement sous-estimée, même dans un monde où le nombre de conflits a atteint un niveau record depuis la Seconde Guerre mondiale, selon Pramila Patten, Représentante spéciale des Nations Unies pour la violence sexuelle en temps de conflit.

Mme Patten s’est entretenue avec ONU Info à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit, célébrée chaque année le 19 juin. 

Pramila Patten : La violence sexuelle liée aux conflits est une forme de violence délibérément destinée à nuire non seulement à la victime, mais aussi à la famille, à la communauté, à la société, et une forme de violence infligée pour inspirer la peur, humilier, déplacer.

La principale raison pour laquelle les violences sexuelles liées aux conflits ne sont toujours pas signalées est la stigmatisation. Les survivants sont souvent frappés par la double tragédie du viol et du rejet. C’est le seul crime pour lequel la société est plus encline à blâmer les victimes que les véritables auteurs. 

De nombreux cas de violence sexuelle ne sont pas signalés en raison de la stigmatisation.
© UNICEF/Albert Gonzalez Farran
De nombreux cas de violence sexuelle ne sont pas signalés en raison de la stigmatisation.

Mais il y a aussi la peur des représailles. Les violences sexuelles liées aux conflits sont perpétrées par des acteurs étatiques et non étatiques. Comment dénoncer les acteurs étatiques lorsqu’ils sont eux-mêmes les auteurs de ces violences ? 

Il y a aussi le fait qu’il y a un manque de confiance dans les systèmes judiciaires dans de nombreux contextes. Pourquoi réagirais-je lorsque la justice est une rare exception et que l’impunité est la norme ?

ONU Info : Quelle est la prévalence des violences sexuelles liées aux conflits ?

Pramila Patten : Il est très difficile de parler de la prévalence réelle de la violence sexuelle liée aux conflits.

Selon les acteurs humanitaires – et je pense que c’est une sous-estimation- pour chaque cas signalé, il y a au moins 10 à 20 cas qui ne sont pas signalés et qui ne sont pas traités.

Le rapport annuel du Secrétaire général, dont j’ai la responsabilité de compiler et qui est débattu chaque année devant le Conseil de sécurité, est le seul document historique sur ce crime. Mais il ne prétend en aucun cas donner une idée de la prévalence réelle de ce crime.

Pramila Patten, Représentante spéciale du Secrétaire général sur la violence sexuelle dans les conflits, s'adresse aux journalistes au siège de l'ONU, à New York.
Photo ONU/Mark Garten

Et puis je ne peux pas me fier aux données – parfois extrêmement fiables- des prestataires de services parce que nous devons rendre des comptes au Conseil de sécurité et nous devons disposer d’une méthodologie de vérification normalisée. C’est une contrainte majeure pour moi.

Pour vous donner un exemple, l’année dernière, dans mon rapport au Secrétaire général, j’ai mentionné moins de 1.000 cas en République démocratique du Congo (RDC) pour 2022.

Lorsque j’ai vu les données des prestataires de services –  l’UNICEF parlant de 32.000 cas et de l’agence des Nations Unies pour la santé sexuelle et reproductive, l’UNFPA, avec 38.000 cas pour la même année –  j’ai vraiment paniqué.

J’ai donc dû me rendre en RDC pour mettre à jour mes données et expliquer le contexte, les problèmes de sécurité et d’accès rencontrés pour documenter ces cas. 

ONU Info : Cette année marque le 15ème anniversaire de votre mandat. Pouvez-vous nous expliquer en quoi il consiste et comment il a évolué ? 

Pramila Patten : Ce n’est qu’en 2009 que le Conseil de sécurité de l’ONU a vu la violence sexuelle à travers les yeux des femmes et des filles, dont les corps font partie du champ de bataille depuis l’histoire de la guerre.

La résolution 1888 a établi mon mandat. Cette résolution a entraîné un changement de paradigme : les violences sexuelles ne sont pas un sous-produit inévitable de la guerre, ni un dommage collatéral, mais un crime qu’il est possible de prévenir.

Pour la première fois, il est apparu clairement qu’une réponse en matière de justice et de sécurité était nécessaire. Je fournis donc des orientations stratégiques et cohérentes tant sur la prévention que sur la réponse à apporter aux violences sexuelles liées aux conflits.

Après la résolution 1888, le mandat a vraiment évolué.

Le Conseil de sécurité a adopté pas moins de cinq résolutions consacrées aux violences sexuelles liées aux conflits. Ces résolutions comprennent la mise en place d’un dispositif de surveillance, d’analyse et de communication de l’information (MARA), la reconnaissance du fait que les hommes et les garçons sont également victimes de violences sexuelles, et le développement d’une approche centrée sur les survivants, tant dans la prévention que dans la réponse aux violences sexuelles liées aux conflits.

Une personne yézidie de Sinjar qui a été enlevée par Da'ech dans un  camp pour personnes déplacées à Akre, en Iraq.
Photo: Giles Clarke / Getty Images Reportage
Une personne yézidie de Sinjar qui a été enlevée par Da’ech dans un camp pour personnes déplacées à Akre, en Iraq.

Au niveau normatif, le mandat a vraiment très bien évolué. Nous disposons d’un cadre solide. Nous n’avons pas besoin de nouvelles résolutions.

Ce dont nous avons vraiment besoin aujourd’hui, c’est de convertir ces résolutions en solutions sur le terrain et d’assurer une meilleure mise en œuvre de ces résolutions afin qu’elles se traduisent par des engagements et des résultats, car la réalité sur le terrain est très différente.

ONU Info : Quels sont les progrès réalisés ? 

La violence sexuelle continue d’être utilisée comme tactique de guerre, tactique de terrorisme, tactique de répression politique. À chaque nouveau conflit, nous constatons une augmentation du nombre de cas de violence sexuelle. 

Le financement du secteur de la violence liée au sexe reste chroniquement insuffisant, de sorte que les survivants ne bénéficient pas des services dont ils ont besoin. 

Nous laissons tomber tous ces survivants.

Cela dit, je dois dire que c’est vraiment grâce à ce mandat qu’aujourd’hui nous sommes en mesure d’atteindre des milliers de survivants qui étaient autrefois invisibles.

Le premier travail important que ce Bureau a fait, a été de s’attaquer à la stigmatisation.  15 ans plus tard, je constate des progrès. Je constate que les survivants sont plus disposés à se manifester.

Il y a encore du travail à faire, mais aujourd’hui, ils sont plus enclins à se manifester et à s’exprimer.

Depuis le début de l'invasion totale par la Russie en février 2022, les rapports faisant état de multiples formes de violence ont augmenté en Ukraine, notamment les violences sexuelles liées au conflit, l'exploitation et la traite des êtres humains.
© UNFPA Ukraine / Isaac Hurskin
Depuis le début de l’invasion totale par la Russie en février 2022, les rapports faisant état de multiples formes de violence ont augmenté en Ukraine, notamment les violences sexuelles liées au conflit, l’exploitation et la traite des êtres humains.

Et je pense vraiment qu’aujourd’hui nous faisons des progrès et même lorsqu’il s’agit d’États, de parties, je vois un changement de paradigme. 

L’Ukraine, par exemple, a constitué pour moi un véritable paradigme lorsque, au lieu d’étouffer les violences sexuelles qui se produisaient, quelques jours après l’agression russe, le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine ont parlé des premiers cas de violences sexuelles.

Pour moi, c’est le résultat du travail de ce Bureau.

Mais pour moi, la meilleure forme de protection est la prévention. Et nous parlons d’un crime qui peut être évité en s’attaquant aux causes profondes de la violence sexuelle, qui est un continuum de ce qui se passe en temps de paix, l’inégalité des sexes, la discrimination, la marginalisation et la pauvreté étant quelques-uns des moteurs invisibles, mais aussi par le biais de la justice et de la responsabilité.

Il est essentiel de transformer cette culture de l’impunité en une culture de la justice et de la responsabilité. 

Nous devons augmenter le coût de ce crime. Le viol d’une femme ou d’une fille, d’un homme ou d’un garçon ne peut être gratuit. Et c’est l’évolution du mandat qui a été établi il y a 15 ans. 
 

Les survivants de violences sexuelles en République démocratique du Congo recoivent un appui des travailleurs de première ligne de l'UNFPA pour entamer leur récuperation.
© UNFPA/Junior Mayindu
Les survivants de violences sexuelles en République démocratique du Congo recoivent un appui des travailleurs de première ligne de l’UNFPA pour entamer leur récuperation.

ONU Info : Quelle est l’aspect le plus difficile de votre rôle ?

Pramila Patten : Je me souviens encore de ma toute première mission dans un camp à Maiduguri, dans le nord-est du Nigéria, où j’ai rencontré des jeunes filles qui avaient été libérées de la captivité de Boko Haram avec leurs bébés.

Il y avait 200 filles dans la pièce, âgées de 12 à 14 ans. J’ai demandé à mon équipe de compter le nombre de bébés. Il y en avait 166.

Ces filles m’ont raconté que leur calvaire n’était pas terminé une fois qu’elles avaient été libérées de Boko Haram. À l’intérieur du camp, elles étaient toujours maltraitées. Elles n’avaient pas assez de nourriture. Les bébés n’avaient rien à manger. On les appelait les épouses de Boko Haram et elles étaient victimes d’abus sexuels dans le camp. Leurs bébés étaient appelés les serpents de Boko Haram.

À Maiduguri, dans le nord-est du Nigéria, des jeunes filles qui avaient été libérées de la captivité de Boko Haram avec leurs bébés ont raconté que leur calvaire n'était pas terminé une fois qu'elles avaient été libérées.
© UNICEF/Fati Abubakar
À Maiduguri, dans le nord-est du Nigéria, des jeunes filles qui avaient été libérées de la captivité de Boko Haram avec leurs bébés ont raconté que leur calvaire n’était pas terminé une fois qu’elles avaient été libérées.

Je me souviens avoir rencontré une jeune fille yazidi en Iraq qui était assise devant moi comme un cadavre vivant. On m’a dit que lorsqu’elle a été libérée, elle était dans un état semi-comateux, et il m’a fallu des heures pour briser la glace.

Je me suis rendue à Cox’s Bazar au Bangladesh trois fois depuis 2017 et des femmes et des filles m’ont raconté comment elles avaient été attachées à des rochers et à des arbres et avaient subi des viols collectifs. 

Ce sont des histoires difficiles à écouter et on se sent impuissant. En même temps, en y allant, on crée des attentes et donc lorsque je pars, je collecte des fonds pour eux, car je connais leurs besoins et je comprends mieux leur expérience.

Et lorsque je suis en mesure de recevoir des fonds et de lancer des projets, cela me réconforte. Mais lorsque je n’y parviens pas – parce que c’est la tendance actuelle, je constate une lassitude des donateurs, c’est de plus en plus difficile – je passe des nuits blanches et je pense à eux tout le temps. 

ONU Info : Y a-t-il un message que vous aimeriez adresser aux survivants à l’occasion de la Journée des Nations Unies pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ?

Cela ne sera plus gratuit. La justice sera peut-être lente, mais nous veillerons à ce qu’elle soit rendue à tous ces survivants.

Pramila Patten : Mon message, avant tout aux survivants, aux femmes et aux filles, qui sont malheureusement très touchées par ce crime, mais aussi aux hommes et aux garçons, car je ne veux pas féminiser ce mandat, est qu’ils doivent briser le silence. Leur silence autoriserait les auteurs de ces crimes à les poursuivre.

Je veux qu’ils sachent que je suis totalement engagée dans leur sort et que je travaille pour eux.

Mais j’ai aussi un message pour les auteurs de ces crimes. 

Mon Bureau et mon équipe d’experts en matière d’État de droit, ainsi que l’ensemble du système des Nations Unies, œuvrent en faveur de la justice et de l’obligation de rendre des comptes, et cela ne sera plus gratuit. La justice sera peut-être lente, mais nous veillerons à ce qu’elle soit rendue à tous ces survivants.

Source:news.un.org