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Les femmes sénégalaises violées ou victimes d’inceste s’exposent à deux ans de prison si elles avortent clandestinement, malgré un protocole international ratifié depuis 2003 qui leur garantit ce droit.

Le Sénégal a ratifié le protocole de Maputo qui autorise l’avortement en cas de viol et d’inceste. La volonté des autorités d’harmoniser avec les lois nationales se heurte à la religion. Pourtant le plaidoyer de la task-force qui porte ce combat depuis des années lève des équivoques liées à l’interprétation aussi bien de la religion que de la loi.

Des femmes victimes d’agressions sexuelles, de viol et d’inceste, s’adonnent à des avortements clandestins. Souvent au prix de leur vie ou de leur liberté. Elles se heurtent au moindre des cas, à la loi. Simplement parce que le tribunal de la société est une calamité, porter le fruit d’un inceste, d’un viol est un fardeau que beaucoup ne supportent pas. Même après les accouchements, certaines se débarrassent de leurs enfants. Là encore, elles tombent pour infanticides. De victimes, on passe très vite à « bourreau » du point de la législation.

Et pourtant le Sénégal a ratifié, en 2003, le Protocole de Maputo (protocole additionnel à la Charte des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique). Le texte autorise l’avortement médicalisé en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste. Seulement l’application fait défaut malgré la valeur supranationale dont disposent les textes internationaux. Le Sénégal gagnera donc à harmoniser avec la loi locale pour une application effective de l’article 14 du protocole de Maputo. Cependant malgré le plaidoyer, des blocages sont constatés.

Là où le bât blesse

Le Sénégal traîne les pieds dans l’application de ce protocole. Le respect des engagements internationaux est notoire dans cette situation. Quand on regarde l’article 98 de la Constitution, toutes les conventions, tous les traités dûment ratifiés ont une obligation et une valeur supérieure sur la loi nationale, ce qui veut dire que l’État a l’obligation d’harmoniser.

Donc, pour freiner ce fléau sur l’avortement clandestin, l’État doit harmoniser sa législation interne avec l’article 14 du protocole qu’il a signé et ratifié. Il faut cependant noter pour le déplorer qu’il y a beaucoup de politiques, de programmes, de lois et de règlements en faveur des femmes mais il reste des choses à faire surtout en matière d’avortement médicalisé, en cas de viol et d’inceste.

Le Sénégal est champion en matière de ratification des conventions et des protocoles mais pour appliquer cela, il est très en retard. L’application du protocole de Maputo est une urgence au Sénégal car l’avortement clandestin est devenu un fléau.

Un article du Code de déontologie médicale du Sénégal, accorde aux femmes l’avortement thérapeutique si cette intervention est le seul moyen susceptible de sauvegarder la vie de la mère. Mais cette exception est accompagnée de procédures longues et coûteuses. Trois médecins différents doivent attester que la vie de la mère est réellement en danger et qu’elle ne peut être sauvée que par une interruption de la grossesse, avant d’envoyer leur décision au président de l’ordre des médecins. Les femmes ne recourent donc presque jamais à cette procédure qui est très lourde.

Les avortements dans le secret des cliniques privées : plus de 34 000 cas recensés

Malgré cette interdiction de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), le taux d’avortement est très important au Sénégal. Selon l’association des juristes sénégalaises (AJS) rien que durant l’année 2020, plus de 34 000 cas ont été recensés.

Les femmes ayant des ressources financières, se rendent dans des cliniques privées pour avorter. Ces avortements sécurisés coûtent entre 300 000 et 500 000 francs CFA. Mais de nombreuses autres femmes avortent clandestinement dans des conditions à risque.

La non-application du protocole de Maputo augmente également le nombre d’infanticides au Sénégal. Les femmes qui ont recours à des avortements clandestins risquent également jusqu’à deux ans de prison et une amende. L’autorisation de l’avortement médicalisé pour le respect du droit fondamental de la femme.

Selon une étude réalisée par l’association des juristes sénégalaises (AJS) en 2014, il y a 16% des femmes qui sont incarcérées pour infanticide, 3% pour avortement, 19% des femmes qui sont en prison sont coupables d’avortement clandestin.

Plaidoyer pour un déclic

Une task-force a été mise en place pour porter le plaidoyer. Il s’agit d’un consortium qui a beaucoup de parties prenantes. Des associations de la société civile, des journalistes, des prestataires de santé, les leaders communautaires et religieux, bref un total de 28 associations composent l’entité.

De victimes, on passe très vite à « bourreau » du point de la législation. Oumy Ngom est ambassadrice de la task-force. Elle estime que le protocole tarde à être appliqué parce qu’il y a les aspects socioculturels parce qu’au Sénégal nous avons nos valeurs, convictions et énormément d’ethnies.

« Chaque ethnie à sa croyance qui pense que l’avortement même si c’est en cas de viol ou d’inceste, c’est un crime. Il y a aussi une mauvaise interprétation de la religion. « Il y a des écoles qui permettent l’avortement avant les 120 jours s’il y a contrainte et d’autres écoles qui sont contre. En général les prêcheurs lorsqu’ils font les sensibilisations se penchent surtout sur ces écoles qui interdisent l’avortement », souligne-t-elle.

A cela s’ajoute un manque de volonté de l’État parce que c’est lui qui s’est engagé de façon volontaire à signer le protocole de Maputo. « Ce protocole a une valeur supra nationale sur nos conventions internes parce qu’à travers les articles 305 et 305 bis, l’État interdit formellement l’avortement même si c’est un cas de viol ou d’inceste alors qu’au niveau sous régional il a signé le protocole. Jusqu’à présent, il n’arrive pas à harmoniser la convention sous régionale et nos lois internes », dit-elle.

A l’en croire, ils sont activement impliqués dans des processus de sensibilisation de la communauté. « Lorsque nous avons interpellé le Président de la République sur cette question, il a dit que l’idéal serait d’en parler avec la communauté. Au Sénégal, l’adoption des lois dépend étroitement de l’avis de la communauté. « L’argumentaire religieux ne concerne pas seulement les religieux car la communauté a des convictions religieuses très solides et pour pouvoir les aider à adhérer à une cause il faut qu’elle puisse comprendre ce que dit la religion sur cette cause ».

Sur 244 femmes détenues, 54 sont poursuivies pour infanticide et 5 pour avortement clandestin

Une étude a été commanditée par la task force pour l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste avec l’appui de l’ONG PP Global. Les résultats de l’étude qui ont été présentées montrent que sur 244 femmes, 54 soit 22,13% sont poursuivies pour infanticide et 5 soit 2% pour avortement clandestin.

La non-application du protocole de Maputo sur l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste cause des conséquences incommensurables sur les femmes mais aussi sur la société. C’est dans ce sens que la task-force a initié une étude pour savoir la situation des femmes incarcérées. L’étude a duré un mois. Elle a été réalisée entre octobre et septembre 2022.

Selon le consultant qui présentait les résultats de l’étude Julien Ngagne Ndour, il y’a une présence effective de femmes dans les prisons sénégalaises pour avortement clandestin et infanticide. « Sur les 37 établissements pénitentiaires que compte le pays, seuls 14 établissements pénitentiaires abritaient des femmes incarcérées pour infanticide ou avortement clandestin au moment de l’étude », précise-t-il.

Avant d’ajouter que sur les 244 femmes détenues dans l’ensemble de ces établissements pénitentiaires, 59, soit 24,18% ont été concernées par l’objet de l’étude, 54 soit 22,13% sont poursuivies pour infanticide et 5 soit 2% pour avortement clandestin. Sur le nombre total de celles poursuivies pour les faits il y a 54 soit 91,5% pour infanticide et 5 soit 8,5% pour avortement clandestin.

Selon le consultant, le nombre de femmes incarcérées pour ces deux faits ne représente que 18,51% de la population féminine en milieu carcéral.

27,1% des détenues sont issues de la banlieue

« La majorité des femmes concernées, soit 61%, est issue des autres régions du Sénégal, 6,8% de Dakar périphérie et 27,1% de Dakar banlieue». Pour ce qui est de leur nationalité, Julien Ngagne Ndour estime qu’il y’a 04 étrangères dont 02 guinéennes, 01 malienne et une 01 Nigériane et 55 sénégalaises.

M. Ndour soutient que 66,1% ont un âge supérieur à 22 ans avec, une fille de 16 ans la plus jeune et la plus âgée avait plus de 30 ans. «47,5% des femmes sont issues de familles polygames, le groupe comptait 22 femmes célibataires, 22 femmes mariées et 15 divorcées. « Parmi elles, 46 ont au moins un enfant en charge et 13 n’en ont pas. Cependant, la plupart des femmes détenues pour infanticide ont un niveau d’étude faible.

Quant à la situation professionnelle de ces femmes, parmi elles, 28 exerçaient une activité professionnelle avant leur détention, 30 étaient restées sans emploi. Hormis, ces statistiques, les femmes détenues ont été interrogées lors de l’étude sur les causes de leurs actes. 30,5% soutiennent ne pas savoir pourquoi elles ont commis l’acte d’avortement ou d’infanticide.

«27,1% déclarent avoir commis ces actes par peur, 11,9% affirment avoir été victime de viol, 10,2% déclarent que c’est à cause de l’adultère et 15,3% pour d’autres considérations telles que : l’ivresse, la mort naturelle de l’enfant.

83,3% des femmes détenues pour infanticide ou avortement ignorent les textes

Les principaux facteurs à l’origine arrivent, dans l’ordre suivant : 83,3% à cause de l’ignorance ; 75% pour le manque de morale, 58,3% pour manque de valeurs, 41,7% en raison de la pauvreté ou de conditions sociales précaires.

En outre, les femmes détenues pour infanticide ou d’avortement font face à de nombreuses conséquences qui vont de l’abandon des études, la perte de leur emploi et l’exclusion sociale en passant par la stigmatisation au sein de la famille et de la société.

Venu assister à la restitution de l’étude l’ancien parlementaire Moustapha Diakhaté indique que la principale cause de l’avortement, c’est l’État car il avait ratifié le protocole mais ne l’a pas appliqué. «C’est un combat difficile mais qu’on peut gagner. Les politiciens ont peur de perdre l’électorat maraboutique c’est pourquoi ils n’adhèrent pas à l’application de l’avortement en cas de viol ou d’inceste».

A l’issue de l’étude, des recommandations ont été formulées pour que les décideurs puissent développer des actions de prévention mais aussi assurer la conformité de la législation sénégalaise en matière d’avortement avec les engagements pris au niveau international, il y a aussi la mise en place des mesures nécessaires pour l’application sévère des peines envers les agresseurs.

Source:https://www.seneplus.com/femmes/quand-letat-criminalise-ses-victimes