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Alors que des rassemblements se tiennent partout en France ce samedi 23 novembre contre les violences faites aux femmes, RFI s’intéresse au traitement des affaires de viols, d’agressions sexuelles ou de violences conjugales par la justice. Censé les protéger, le processus judiciaire est souvent vécu comme une épreuve supplémentaire pour les victimes.

« J’ai l’impression que la coupable, c’est moi, et que derrière moi, les 50 accusés sont des victimes. » Cette phrase, indignée, c’est Gisèle Pelicot qui l’a prononcée, s’offusquant devant la cour criminelle du Vaucluse des questions posées par les avocats de la défense et le président du tribunal. Ce jour-là, celle qui, des années durant, a été livrée par son mari à des dizaines d’hommes venues la violer, vient d’être interrogée sur ses pratiques sexuelles. Plus tard, dans la même journée, deux avocats diffusent des photos de la victime, dans des postures suggestives. L’une des avocates commente : « Toutes les femmes n’accepteraient pas ce type de photos. » Le second interroge : « Vous n’auriez pas des penchants exhibitionnistes que vous n’assumeriez pas ? »

Par sa publicité, par l’exemplarité de la protagoniste, le procès des viols de Mazan, a rendu plus évidente une certraine violence du système judiciaire à l’égard des femmes victimes. « Ce procès est une démonstration parfaite, dénonce Emmanuelle Piet, médecin et présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV) : on a beau avoir toutes les vidéos des viols où on la voit complètement endormie, malgré ça, on va aller lui demander si elle n’est pas un peu libertine ou exhibitionniste. Il n’y a pas le minimum de respect pour la dignité humaine dans les procès en matière de viol. » Un traitement qui peut paraître choquant, mais qui est monnaie courante dans ce type d’affaires, rappelle-t-elle. 

« L’enquête et le temps judiciaire sont un moment très violent »

« L’enquête et le temps judiciaire sont un moment très violent », concède Alice Meier Bourdeau. Mais pour cette avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, « cette violence est aussi inhérente à une justice dans laquelle on n’a souvent pas de preuve, où ce sont les dires de l’un contre ceux de l’autre », comme c’est souvent le cas dans les affaires de violences sexuelles. « C’est parfois malheureusement le seul moyen de faire émerger des contradictions ». 

« On peut considérer que certains confrères vont loin dans la volonté de discréditer la victime », reconnaît-elle, mais les avocats peuvent justifier un argumentaire ou la volonté de diffuser des photos intimes par exemple par « l’intérêt de la défense ».

Tous les coups ne sont pas permis pour autant. En prêtant serment, les avocats jurent d’exercer leurs fonctions « avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ». Et ils peuvent faire l’objet de sanctions par le conseil de discipline du barreau pour des manquements au code de déontologique de la profession, qui rappelle qu’ils sont tenus au respect des principes de « délicatesse, de modération et de courtoisie ».

Mais dans les faits, « leur liberté de parole est presque totale à l’audience », estime François Lavallière, magistrat et maître de conférence en droit pénal à Science Po Rennes. Car certes, les magistrats sont eux garants de la bonne tenue des débats, mais « l’intervention du président peut être dénoncée comme une atteinte aux droits de la défense et entraîner jusqu’à sa récusation », analyse-t-il. 

« Victimisation secondaire »

L’organisation générale des procès rend aussi ces moments particulièrement éprouvants. « En général, elles se sentent très isolées et en insécurité, explique Emmanuelle Piet. L’agresseur comparaît souvent libre. Elles peuvent donc le croiser en allant aux toilettes à la pause. Sans parler des cas de viols en réunion, où l’on voit arriver trois accusés avec trois familles et tous les copains. » Le CFCV propose un accompagnement aux audiences pour les victimes. L’association a aussi une convention avec une compagnie de chauffeurs pour ramener les plaignantes chez elles en toute sécurité et ne pas risquer qu’elle croise leur agresseur. 

Au-delà du seul temps du procès, c’est le traitement global des affaires qui fait l’objet de critiques. Remarques culpabilisantes, délais de procédures à rallonge, absence d’enquêtes sérieuses… En 2019, un rapport de l’Inspection générale de la justice, était revenu sur le cas de 88 homicides conjugaux déjà jugés, révélant de graves dysfonctionnements dans la chaîne pénale. Dans huit de ces féminicides sur dix, les plaintes déposées en amont pour des faits de violences avaient été classées sans suite. En 2024, un rapport de l’Institut des politiques publiques (IPP), notait que 86% des plaintes pour violences sexuelles étaient classées sans suite faute de preuves suffisantes.

« Si on ne réalise pas les investigations nécessaires, on ne risque pas de trouver des preuves, et on sous-entend auprès des plaignantes que la justice s’en fiche », commente Violaine de Filippis Abate, avocate et autrice de Classées sans suite, qui parle de « victimisation secondaire », soit « l’ensemble des failles structurelles des institutions judiciaires et de ses acteurs dans le traitement des femmes par la justice qui contribuent à aggraver le traumatisme ». Une mauvaise prise en compte de ces affaires qui aboutit à une forme d’impunité dans les faits, puisque moins d’1% des viols aboutissent à une condamnation pénale, rappelle le Haut Conseil à l’Égalité

Cette double peine que décrivent beaucoup de celles qui dénoncent des violences, qu’elles soient sexuelles, physiques ou psychologiques, a des conséquences. « Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte », avait lancé Gisèle Pelicot après cette journée où elle s’était sentie particulièrement « humiliée ». Aujourd’hui, seules 2% des femmes victimes de violences sexuelles portent plainte, selon un rapport de mars 2024 publiée par le ministère de l’Intérieur. 

En matière d’affaires familiales également, elles sont nombreuses à dénoncer les défaillances du système. Depuis qu’elle a créé le compte Balance ton JAF (pour juge des affaires familiales), Clémence Dreyfus recense les témoignages. Comme ces cas où des mères se voient retirer la garde de leur enfant ou le voit remis au père, alors qu’il fait l’objet d’accusation d’actes incestueux. « Même quand il y a des enquêtes en cours, la justice refuse d’appliquer un principe de précaution », dénonce-t-elle. 

Biais sociétaux et stéréotypes

Des dysfonctionnements liés à un manque de moyens de la police et de la justice. Mais ce que dénoncent les associations, c’est une reproduction de biais sociétaux concernant les femmes et les violences. « La justice reproduit le sexisme ordinaire qui demeure dans la société et personne ne s’en offusque vraiment », dénonce Emmanuelle Piet. 

En 1978, lors du procès historique d’Aix-en-Provence, qui avait permis la reconnaissance du viol comme un crime, la défense avaient soutenu que les deux victimes défendues par Gisèle Halimi, avaient provoqué en se baignant nues dans les calanques marseillaises.

Près d’un demi-siècle plus tard, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a accepté de se pencher sur le recours de huit femmes qui demandent la condamnation de la France pour mauvais traitements de la justice dans des affaires de viols, invoquant des « stéréotypes de genre » ou une « idéologie sexiste ». Ils doivent être examinés d’ici la fin de l’année.

« Notre justice est encore très marquée par le patriarcat, reconnaît le magistrat François Lavallière. Il y a dix ans, on parlait à peine des violences intrafamiliales, ce n’était pas un sujet de société. Il a fallu attendre 1990 pour que la Cour de cassation, en France, reconnaisse la possibilité d’un viol entre époux. Auparavant, sous le prétexte du devoir conjugal, tout était permis. »

Si ces biais ne sont pas propres à la France, d’autres approches sont possibles, souligne-t-il. Au Canada, par exemple, la loi interdit explicitement l’utilisation de « mythes et stéréotypes » contre la plaignante, comme l’idée que si une femme a accepté de suivre un homme dans son appartement, c’est qu’elle était d’accord pour une relation sexuelle. 

Réformes, formations et loi intégrale

Pour François Lavallière, un meilleur traitement passe aussi par une réforme de la loi. Il plaide pour intégrer la notion de consentement dans la définition du viol et des agressions sexuelles. Un changement de perspective qui pourrait, selon lui, changer la donne. « Le mode de défense est aujourd’hui lié à notre définition du viol et de l’agression sexuelle, argumente-t-il. Aujourd’hui, pour caractériser un viol, la victime doit prouver, dans le cadre strict de la loi, qu’il y a eu violence, contrainte, menace ou surprise. Cela repose sur elle. Imaginons maintenant que, comme en Belgique, en Suède, en Espagne ou au Canada, la première question que l’on pose, ce soit : Monsieur, avez-vous vérifié qu’elle était d’accord et comment ? Ce ne serait pas du tout la même audience et cela éviterait de culpabiliser des femmes qui n’auraient pas pu réagir. » 

« Notre droit français protège plus un téléphone que le corps d’une femme, regrette-t-il, poursuivant sa démonstration par une analogie : je prends un téléphone sur une table et je pars avec, je vais être condamné pour ce vol. On n’imagine pas que je puisse me défendre en disant : mais attendez, le propriétaire m’a laissé faire ! Comment je pouvais savoir qu’il ne voulait pas que je lui prenne son téléphone ? »

Le nerf de la guerre, c’est aussi la formation. L’École nationale de la magistrature, qui prépare aux fonctions de juges et procureurs, a pris la vague #Metoo, assure Marie Léal-Martini, coordinatrice de la formation au sein de l’institution. « La magistrature a suivi le mouvement sociétal, on a compris qu’il fallait qu’on monte en compétence sur ces domaines-là, qu’on se professionnalise. » Aujourd’hui, indique-t-elle, tous les futurs magistrats suivent une formation obligatoire sur les violences intrafamiliales et les violences sexistes et sexuelles. Pour ceux déjà en fonction, en cas de changement de poste, ils doivent également suivre ces formations. « Qu’est ce qu’un féminicide, savoir distinguer les notions d’emprise et de contrôle coercitif. On aborde aussi les notions de surmeurtre ou de suicide forcé ainsi que les psychotraumas qui peuvent être liés à des violences, tels que la dissociation ou l’amnésie traumatique », développe l’ancienne juge pour enfants, qui précise que les les magistrats sont aussi formés à auditionner des victimes qui ont vécu un traumatisme. Des simulation sont organisés en présence de psychologues qui les aident notamment à mieux décrypter les « signaux faibles » révélateurs de situations de violence : la personne a-t-elle la maîtrise de son compte en banque ? Est-elle en possession de ses papiers d’identité ?

Une attention particulière est aussi accordée aux procédures afin de mieux prendre en compte le traumatisme et la souffrance des victimes, en évitant par exemple de les réentendre plusieurs fois. Cela passe par l’utilisation d’auditions filmées. 

Autre avancée, depuis le 1er janvier 2023, des pôles spécialisés sur les violences intrafamiliales ont été mis en place dans la plupart des tribunaux de France pour permettre une prise en charge plus rapide et coordonnée de ces affaires, et améliorer la qualité des enquêtes par un traitement plus spécifique. « Les choses sont en train de changer, mais cela prend du temps », conclut Marie Léal Martini.

Cette journée de mobilisation est aussi l’occasion de demander « un sursaut » sociétal et politique contre les violences faites aux femmes. Une coalition d’une soixantaine d’association féministes, de syndicats et d’ONG, a publié 140 propositions pour une « loi intégrale » – globale et spécifique – afin d’engager « une révolution copernicienne du traitement des violences sexuelles en France et l’instauration d’une véritable culture de la protection des victimes de violences sexuelles ». 

Souvent citée en exemple, l’Espagne s’est saisie à bras-le-corps du problème des violences de genre, en reconnaissant d’abord leur caractère systémique, et en prenant des mesures fortes assorties d’un budget conséquent. En 2004 a été votée une « Mesure de protection intégrale contre les violences conjugales », complétée en 2017 par une loi « pacte d’État » contenant 290 mesures interministérielles : équipes de police et tribunaux spécialisés au civil comme au pénal, protection complète et immédiate de la victime… En 20 ans, les féminicides ont reculé de 25%.

Source:https://www.rfi.fr/fr/f